Elle nous aura montré, avec sa sagesse et sa détermination, ce qu’Albert Camus nous a enseigné, que bien sûr « il n’y a pas de soleil sans ombre », que « même si le rocher redescend toujours au bas de la colline, et que, comme Sisyphe, l’on retrouve toujours son fardeau », et bien que, malgré tout, « la lutte vers les sommets », vers tout ce qui nous grandit, nous élève, et grandit les autres, « suffit à remplir un cœur d’homme ».
Hommage à Marie-Louise Georges
« Chère famille, chers amis, chers tous,
Je veux vous remercier pour votre présence, pour votre soutien chaleureux, en ce moment où nous sommes encore étourdis par la disparition si soudaine d’un être qui nous a tous tant marqués, appris et transmis, ma chère maman.
Il y a trois jours, une voix amie me rappelait cette phrase magnifique de Virginia Woolf : « Quand ceux qu’on aime meurent, ils emportent quelque chose de ce que nous sommes et nous laissent quelque chose que nous n’avions pas ». De sorte qu’ils ne meurent que le jour où nous mourrons.
Un ami prêtre qui connaissait de longue date ma maman m’écrivait aussi : « J’ai ressenti une grande tristesse. Je garde de ta maman un très vif souvenir : de son sourire, son accueil généreux, son optimisme foncier dans la vie, sa foi solidement enracinée. »
Ma mère était une personnalité singulière, libre et déterminée.
En toutes circonstances, elle avait la force de caractère de ceux qui ne baissent pas les bras, malgré les épreuves, malgré la brutalité de la guerre qu’elle avait connue lorsqu’elle était encore adolescente, malgré, bien plus tard, au début des années 70 et pendant dix longues années, la fatigue, allant parfois jusqu’à l’épuisement, pour soigner, avec dévouement, jour après jour, d’abord sa mère, puis son père, puis mon père.
Ma mère fut aussi une personnalité engagée.
Elle se consacra, avec patience et enthousiasme, aux affaires sanitaires et sociales de la commune de Mutzig : notamment, comme conseillère municipale, de 1983 à 1995, comme membre du conseil d’administration de l’hôpital Marquaire, et comme Présidente de l’amicale des donneurs de sang.
Toute existence est faite aussi de hauts et de bas.
Après le décès de mon père, ma mère sut renaître à la vie, retrouver l’allégresse d’une nouvelle jeunesse, grâce à sa rencontre avec Albert, celui qui deviendra son fidèle compagnon pendant plus de quinze ans, avant de s’éteindre à son tour.
Quelques années plus tard, survint l’épreuve de sa terrible chute, du haut de l’escalier de sa maison. Alors âgée de 84 ans, ma mère trouva la force et le courage, au cours des six mois passés dans les hôpitaux, accompagnée par les médecins et le personnel soignant, de regagner progressivement l’usage partiel de ses bras. Ainsi, malgré le handicap, ma mère continuait, avec ferveur, d’aimer la vie et de vouloir vivre.
Ma mère était une lectrice assidue d’essais, de romans et de poésie française et allemande. Après sa chute, ne pouvant plus tenir de livres à bout de bras, car devenus trop lourds pour elle, ma mère découvrit, avec ravissement et un sentiment de liberté retrouvé, l’univers des nouvelles technologies : les liseuses électroniques pour renouer avec la lecture ; les smartphones, l’internet et les réseaux sociaux pour rester connectée au monde.
Ma mère me répétait souvent, lors de nos conversations téléphoniques quotidiennes : « Je ne comprends pas comment les gens peuvent s’ennuyer. Il faut être curieux à tout âge. Il y a en permanence tant de choses à apprendre et à découvrir ».
Au cours de ses huit dernières années d’existence, vécues à l’hôpital Marquaire à Mutzig, ma mère n’avait accroché au mur, ni photo, ni bibelot. Elle regardait résolument l’avenir. Par son attitude, elle donnait l’exemple à tous ses proches qu’il faut regarder devant soi, garder un esprit joyeux, et ne jamais faire de l’évocation du passé un prétexte pour laisser s’installer une nostalgie ou un immobilisme mortifères.
En cette période cruelle, où tant d’aînés nous quittent si brusquement, nous pouvons nous interroger, comme l’a fait maman, au crépuscule de sa vie, sur ce que signifie : avoir donné un sens à sa vie, et avoir aidé ceux qui nous entourent à trouver un sens à leur vie.
Ma mère m’a offert, dès le plus jeune âge, le plus beau des cadeaux, celui de sa confiance illimitée. Elle m’a donné foi en mes propres capacités, me transmettant une force immense, ainsi que l’exprimait, merveilleusement bien, Sigmund Freud : « Celui qui est aimé par sa mère, sera un conquistador ».
Quelles que soient nos croyances ou la forme de notre spiritualité, quelle que soit notre manière de nourrir l’idée même d’espérance, être un homme, c’est assurément rechercher ce qui nous élève dans notre humanité, et aider les autres, avec bienveillance et bienfaisance, à trouver ce qui les élève.
Maman nous aura montré, avec sa sagesse et sa détermination, ce qu’Albert Camus nous a enseigné, que bien sûr « il n’y a pas de soleil sans ombre », que « même si le rocher redescend toujours au bas de la colline, et que, comme Sisyphe, l’on retrouve toujours son fardeau », et bien que, malgré tout, « la lutte vers les sommets », vers tout ce qui nous grandit, nous élève, et grandit les autres, « suffit à remplir un cœur d’homme ».
Ma mère est, à sa manière, parmi nous en ce moment. De sa voix tranquille, elle nous dit très certainement, si nous prêtons l’oreille : « Ne soyez pas trop tristes pour moi, mes amis. J’ai bien vécu, avec mon lot de joies et de peines ; et j’ai fait ma part. A vous, maintenant, de continuer le chemin. »
Chère famille, chers amis, chers tous, je vous remercie encore de votre chaleureuse présence, et je veux pour terminer avoir une pensée toute particulière pour tout le personnel de l’hôpital Marquaire, et pour tous les soignants, partout dans le monde, si exemplaires et dévoués en cette période si exigeante. »
Bernard Georges
Mutzig, le 12 novembre 2020