La vie augmentée

Pour disposer d’un large panorama de là où se situe l’Intelligence Artificielle, nous pouvons dire que la thématique qui réellement posée, au travers de l’Intelligence Artificielle, est tout simplement la thématique de la vie, et plus généralement, celle de la vie augmentée.

En effet, tout au long de l’histoire, les êtres humains et les outils, aujourd’hui les machines, ont évolué ensemble, et cette coévolution a provoqué et continue de provoquer l’augmentation de la vie, sous trois formes :

sa forme biologique avec les êtres humains,

– sa forme artificielle avec les machines,

– et sa forme sociale, c’est-à-dire le lien entre les individus, entre les entités, qu’il s’agisse d’humains ou de machines.

Evidemment, ces trois formes d’augmentation de la vie s’entrecroisent et avec le temps finissent par se rejoindre.

Si l’on regarde rapidement, de façon un peu analytique, ces trois directions, nous avons tout d’abord l’augmentation de la vie biologique grâce à la machine.

Nous pouvons dire que nous sommes passés de l’ère d’avant l’informatique, à l’ère de l’homme ou de la femme augmentés que nous sommes déjà tous aujourd’hui, simplement grâce à ce que nous avons tous dans nos poches, nos smartphones par exemple, et toutes les interfaces digitales, qui augmentent notre information et qui, en quelque sorte, contractent l’espace-temps autour de nous. Donc nous sommes déjà des hommes et des femmes augmentés, et finalement cela ne nous pose pas de problème.

L’étape suivante, c’est de dire que l‘homme ou la femme pourraient devenir tellement augmentés, qu’ils en deviendraient en quelque sorte transformés, transformés à l’intérieur de leurs corps. Et là, il y a deux voies à regarder.

La première, c’est celle suivie par les transhumanistes, un courant qui vient des Etats-Unis, qui est de dire que nous pourrions, grâce à la convergence des NBIC, c’est-à-dire des bio- et nano-technologies, des technologies de l’information, et des sciences cognitives, peut-être parvenir à l’immortalité, ou en tout cas étendre de façon très significative notre espérance de vie.

Et là, nous avons évidemment une espèce d’étourdissement. Vous voyez bien les questions fondamentales que ce courant pose sur le plan de notre humanité, sur le plan philosophique. Qu’est-ce que cela veut dire en réalité que de devenir immortel ? Quand on devient immortel, cela veut dire que, d’une certaine manière, le temps n’a plus de valeur puisqu’il devient une ressource infinie. Donc en réalité, y a-t-il encore vraiment une différence entre être éternel ou être mort ? Puisque la mort est en fait l’autre manière d’abolir la valeur du temps. Ainsi, de manière paradoxale et troublante, ramenées à notre humanité, ces deux extrémités se rejoignent !

Beaucoup de personnes en France (Joël de Rosnay, …), ou ailleurs, voient très clairement dans cette démarche du transhumanisme, une espèce d’impasse élitiste, égoïste, narcissique pour notre humanité telle que nous la concevons aujourd’hui, et donc en réalité un élan sans grand intérêt. Par ailleurs, il faut se souvenir que l’observation du vivant et de son évolution nous apprend que la vie a besoin de la mort tout autant que la mort a besoin de la vie ! La mort n’est pas contingente de la vie, elle en est consubstantielle.

Il y a une deuxième voie de transformation des êtres humains qui est aussi très troublante. Nous sommes tous, progressivement et de manière certaine, en train de faire l’acquisition d’un sixième sens, en complément de nos cinq sens, de nos cinq capacités sensorielles habituelles. Ce sixième sens, c’est le digital, directement connecté au niveau du cerveau.

Nous évoquions tout à l’heure la capacité à déclencher la prise de photos dans des Google Glass uniquement par la pensée.

II faut savoir que cela va aujourd’hui encore plus loin. On sait, par exemple, piloter un drone uniquement par la pensée.

On sait aussi, en simulateur de vol, piloter un avion de chasse uniquement par la pensée. Je ne suis pas pilote, je ne sais qui l’est parmi vous, mais nous pouvons tous imaginer que piloter un avion de chasse est d’un autre niveau de complexité que de simplement prendre ou non des photos dans des Google Glass.

On sait aussi en laboratoire, pour l’instant de façon encore très rudimentaire, émettre de l’information en direction d’un rat de laboratoire équipé d’un petit implant neuronal faiblement intrusif, et par la seule pensée, influencer sa marche et orienter sa progression.

Petit à petit, nous sommes en train de savoir émettre et recevoir de l’information directement au niveau du cerveau, et d’échanger de l’information de cerveau à cerveau.

Donc cela ce n’est pas pour demain ou après-demain, c’est en train de se faire. II faut réaliser ce que cela veut dire : un monde où l’on sera capable d’interagir, c’est-à-dire de recevoir et d’émettre de l’information, avec notre environnement, avec d’autres êtres vivants, uniquement par la pensée, sans l’intermédiaire de nos capacités sensori-motrices habituelles. C’est quand même extrêmement troublant. Pour tous ceux qui ont vu le film Matrix il y a une quinzaine d’années, cela rappelle des souvenirs, et cela donne un peu le vertige, car nous sommes sur le point de vivre une véritable révolution anthropologique, une de plus, qui va une nouvelle fois transformer notre humanité, c’est-à-dire pas seulement notre condition humaine, mais profondément notre nature humaine.

La deuxième forme d’augmentation de la vie, c’est ce dont nous avons parlé essentiellement aujourd’hui, c’est l’augmentation de la vie artificielle, c’est l’augmentation des machines, grâce aux humains. Là aussi, il y a deux niveaux.

L’augmentation simple, grâce à la Connaissance Artificielle, fondée sur le big data et les analytics, et grâce à l’Intelligence Artificielle, fondée sur le deep learning.

Puis, il y a ce que l’on vient d’évoquer précédemment, qui est la transformation des machines avec l’idée que les machines pourraient, par auto-organisation et auto-complexification, acquérir progressivement quelque chose qui serait de l’ordre de la conscience, avec les propriétés de la conscience, avec cette faculté propre à la conscience qui est l’autonomie, la pleine autonomie des machines, et avec cette notion de singularité que vous connaissez peut-être, évoquée par certains, qui correspond au moment où les machines pourraient ou pourront surpasser en intelligence les humains, échappant ainsi à leur contrôle, ce que certains spécialistes prévoient comme possible aux alentours de 2030. L’activité de ces machines pourrait ainsi échapper à notre compréhension, et peut-être même à notre perception.

Evidemment, dès qu’on parle de transformation des machines, comme pour la transformation de l’humain que j’évoquais il y a quelques instants, notre esprit est pour l’instant largement dérouté.

La troisième forme d’augmentation de la vie est également intéressante, c’est l’augmentation de la connectivité. C’est l’augmentation cette fois-ci, non plus des individus, qu’ils soient hommes ou machines, mais l’augmentation du lien social, du lien social entre les humains, entre les machines, et entre les humains et les machines.

Et nous voyons bien, nous passons, de l’Internet que nous connaissons depuis les années 90 qui nous a tous connectés, à ce qui est en train d’apparaitre, avec l’Internet des Objets, et au-delà, avec ce qu’on appelle l’Internet of Everything, où n’importe quel objet ou être vivant est susceptible de se connecter. Cela concerne absolument toute chose ou être vivant : vous et moi, votre chat, votre voiture, votre frigo, son contenu, etc. Tout deviendra connectable, ou connecté et permettra de renforcer considérablement la fluidité des interactions entre n’importe quelles entités créant ainsi une espèce de réseau mondial, où l’homme ne sera plus le point de passage obligé de l’information.

Puis l’étape suivante, c’est la transformation de la connectivité, c’est l’idée de révolution symbiotique, c’est l’idée que les interactions au sein de ce réseau deviendront tellement denses, qu’à partir d’un certain moment, et nous allons petit à petit dans cette direction, elles provoqueront par une espèce de phénomène de percolation, l’émergence d’un nouveau système vivant, d’un cerveau global planétaire, dont nous serons tous, en quelque sorte, les neurones, que l’on soit homme ou machine. Cette idée d’un cerveau global planétaire, d’un super organisme planétaire appelé aussi cybionte (qui revoie à l’idée de noosphère de Pierre Teilhard de Chardin) a été largement développée en France, depuis plus de vingt ans par le célèbre biologiste et prospectiviste, Joël de Rosnay, au travers de l’un de ses ouvrages les plus connus, que je vous recommande si vous ne l’avez pas déjà lu, L’homme symbiotique.

Voilà, ces trois voies, biologique, artificielle et sociale, montrent comment la vie peut s’augmenter, jusqu’à se transformer. Et évidemment ces trois voies vont largement s’enchevêtrer, s’entrecroiser, s’hybrider pour finalement converger et se rejoindre.

Une dernière remarque concernant la vie augmentée et plus précisément l’homme augmenté. Nous savons que l’Homme, tout au long de son histoire, se reconnaît lui-même et fonde son humanité, outre l’idée de transcendance et celle de singularité, dans sa capacité à défendre la liberté et le droit à la liberté, la sienne et celle de ses semblables. Et à l’avenir, bien plus encore que dans le passé, l’homme augmenté ou la vie augmentée n’auront de sens que dans le cadre d’une liberté augmentée ou d’une possibilité de choix augmentée. Et nous n’avons pas a priori de raison d’avoir peur, car le monde de demain ne nous obligera pas nécessairement à choisir, à renoncer à ce que nous aimons de notre vieille humanité, c’est-à-dire celle d’aujourd’hui, avec cette convivialité faite de chair et d’os, ce lien direct et physique qui s’affranchit de la technologie et des machines, cette convivialité faite du temps passé à éprouver du plaisir ensemble, à vivre des choses ensemble, à nous voir, à nous parler et à nous toucher directement. Ainsi, la vie augmentée de demain devra être aussi une convivialité augmentée, nous laissant la possibilité de choisir nos modes d’interactions, notre rapport au temps et à l’espace, notre rapport aux autres, la capacité d’acquérir de nouvelles capacités ou façons de vivre sans être nécessairement obligés de renoncer aux anciennes.

Rappelons-nous au passage Edgar Morin qui nous dit : La liberté, c’est de faire en sorte que chacun puisse augmenter ses capacités de choix ou Heinz von Foerster, l’un des fondateurs de la cybernétique, quand il évoque ce qu’il appelle l’impératif éthique, et qui nous dit : Agis toujours de manière à augmenter le nombre de choix possibles, car dans notre compréhension de l’idée même d’humanité, l’Homme se choisit libre et est condamné à être et rester libre.